La carrière de Dominique-Vivant Denon débute avant la Révolution. Il se fait connaître en tant que diplomate, mais également en tant qu’auteur et graveur. Il est reçu à ce titre en 1787 à l’Académie royale de peinture et de sculpture. Il profite de ces années passées en Suisse, en Russie et en Italie (principalement à Naples) pour parfaire son apprentissage artistique. Proche de Bonaparte après la Révolution, il accompagne ce dernier en Égypte entre 1797 et 1798. À cette occasion, il retranscrit et illustre leur voyage dans Le Voyage dans la Basse et Haute Égypte, pendant les campagnes du Général Bonaparte (1802). L’ouvrage est traduit en plusieurs langues et largement diffusé à travers l’Europe où il est édité plus de quarante fois au cours du XIXe siècle. Le Premier Consul le nomme ensuite directeur du Muséum Central des Arts, au Louvre, qui devient bientôt le musée Napoléon. Dans l’exercice de cette fonction, qu’il occupe jusqu’en 1815, il exerce un véritable contrôle sur la vie artistique du Premier Empire en organisant le Salon et les commissions d’achat et plus largement les relations du gouvernement avec les artistes. Mais il supervise surtout l’arrivée de toutes les œuvres d’art affluant de l’Europe conquise. Regroupé au sein du Louvre, l’ensemble sert d’outil de propagande et d’éducation. Si à la chute de l’Empire, Denon ne parvient pas à garder sur le territoire français l’ensemble des œuvres pillées, l’idée d’un musée universel subsiste et laisse une trace dans l’administration qui lui succède. Après avoir quitté ses fonctions, Denon se consacre à sa propre collection.
Pendant les dernières années de sa vie, Denon reprend son activité artistique, mise entre parenthèses sous l’Empire. Reçu à l’Académie comme « Artiste de divers talents », Denon eut toute sa vie une approche singulière du dessin. Outre ses copies gravées d’après les maîtres, il se plait à croquer des portraits souvent moqueurs de son entourage et des personnalités qu’il croise. Il dessine aussi plusieurs sujets contemporains, notamment de la période révolutionnaire, avec une approche quasi journalistique. À la fin de sa vie, Denon multiplie les œuvres de sa propre invention : scènes de genre et allégories.
C’est à cette époque que Denon réalise nos deux dessins, certainement des projets d’illustration pour Le Moine de Matthew Lewis. Paru en 1796, le roman retrace l’histoire d’un moine espagnol, Ambrosio, qui dissimule derrière une vertu feinte, des passions libidineuses et condamnables par l’Église. L’œuvre de Lewis aborde des sujets tabous tels que l’inceste, le matricide et le renoncement à la foi. Le roman connaît un immense succès en Europe, et particulièrement en France où il sert, comme d’autres romans gothiques, de catharsis dans le contexte postrévolutionnaire.
Une série de seize lithographies illustrant le roman par René Berthon, d’après des dessins de Denon, a récemment été découverte par Marie-Anne Dupuy-Vachey. Quelques études préparatoires à ses compositions ainsi qu’une feuille plus complète nous sont parvenues. Néanmoins, il apparaît que le projet de l’artiste était plus ambitieux. Un premier élément venant étayer cette hypothèse est l’inventaire de la vente après décès où « dix-huit dessins terminés à la plume et au lavis, offrant des sujets tirés du roman du moine » sont répertoriés, soit plus que les seize préalablement identifiés. Le lot fut acquis par le neveu de l’artiste et n’est jamais réapparu. On peut donc supposer que l’ensemble initial était plus large. Ainsi, certains dessins, dont un dessin de la collection Frits Lugt (Lorenzo et Agnès, Inv. n°8693), illustrent le roman sans toutefois avoir donné lieu à des lithographies.
Nos dessins s’inscrivent dans cet ensemble d’illustrations réalisées par Denon. Le premier dessin représente le marquis de Las Cisternas, un noble espagnol, ami du héros Lorenzo, amant de sa sœur Agnès et père de leur enfant mort-né. Après de grandes difficultés, il secourt sa bien-aimée en l’arrachant au couvent où elle était retenue prisonnière. Notre dessin pourrait représenter la scène où l’amour du marquis pour Agnès étant découvert, ce dernier est chassé du château de Lindberg par la baronne jalouse. Plusieurs versions de cet épisode sont rapportées dans le roman.
Le second dessin fait vraisemblablement référence à un épisode plus secondaire de l’histoire, ce qui expliquerait partiellement qu’il n’ait pas donné lieu à une lithographie. Après avoir reçu l’aide de Marguerite, l’épouse d’un voleur, le marquis et la baronne, droguée et inconsciente, sont amenés à l’auberge où loge le baron. Par chance, deux servantes, inconscientes elles aussi, et le jeune enfant de Marguerite ont également pu échapper au voleur et à ses complices. Marguerite, ayant retrouvé son fils et après les premiers transports de tendresse maternelle, raconte son histoire au baron et au marquis : « Un misérable s’est rendu maître de mon affection, (…) J’aimais mon séducteur, je l’aimais tendrement ! Je lui fus fidèle ; cet enfant, et celui qui vous a averti, seigneur baron, du danger de votre femme, sont les gages de notre affection. »
Ces dessins peuvent être rapprochés d’une feuille représentant Théodore jouant de la musique dans le couvent de Sainte-Claire (ill.1), qui fut reprise en lithographie par Berthon qui prit quelques libertés par rapport au dessin initial. Outre le format, l’ambiance et les costumes des personnages, ce dessin s’apparente aux nôtres pour son aspect très abouti et fini, rare chez Denon. Quant à la technique, on y retrouve le même trait ondulant et nerveux appliqué en petites touches caractéristiques de l’art de Denon. Le canon des personnages aux têtes rondes et aplaties est également une signature.